Critique gastronomique : la fourchette et la plume
Par Fanny Rivron - 15 mars 2016
Société

Ils sont capables de faire saliver en deux phrases, de remplir une salle de restaurant avec un seul post et de faire trembler les meilleurs chefs. Ils donnent de faux noms, se déguisent au restaurant, camouflent leur visage dans les médias. Vous avez dit mystérieux ? Nous avons rencontré quatre critiques gastronomiques pour comprendre les ficelles du plus secret des métiers de bouche.

Crédits : DR - FotoliaLe critique gastronomique, un entremetteur entre le restaurateur et le consommateur ?

Qu’il travaille pour un guide ou pour un média, le critique gastronomique a pour vocation de tester un certain nombre de tables pour détailler ensuite à ses lecteurs si elles valent le détour. « Un cuisinier ou une cuisinière fait quelque chose et a besoin de trouver son public. D’un autre côté, il y a des gens qui ont une soif de gourmandise, notre rôle c’est de faire l’entremise », nous explique Matthieu Jauniau, chroniqueur pour Le Fooding, guide gastronomique sans note ni classement, mais rempli à ras bord de petites chroniques en mille signes, parfaitement ciselées, comme des échos d’une expérience gustative. Et le pouvoir de ces palais est considérable : « La critique peut immédiatement faire la renommée d'un restaurant ou, plus rarement, la démolir. Le pire étant que personne n'en parle. », développe Yves Nespoulous, autre figure incontournable de la tribu Fooding.

Transmetteur d’émotion culinaire

« Notre rôle, c’est d’être un guide du consommateur qui empêche que l’on se trompe de porte. Et pour juger un restaurant, il faut en connaître mille, savoir si ce qu’on y mange a déjà été copié mille fois, c’est de la pratique », détaille de son côté Gilles Pudlowski, un ponte de la critique, chroniqueur pour Dernières Nouvelles d’Alsace, Saveurs et Cuisine et Vins de France. Mais surtout auteur du blog Les pieds dans le plat et du Pudlo, un guide annuel qui a fêté ses 25 ans l'été dernier. Il faut donc avoir un bon coup de fourchette, explique-t-il, mais surtout une plume. « Un critique est quelqu’un qui ne s’y connaît pas plus qu’un autre mais qui a le don de raconter. Qui aime manger, sait parler et, surtout, transmettre son émotion aux autres », écrit-il dans son ouvrage À quoi sert vraiment un critique gastronomique ?

« Être critique, c’est comprendre, analyser sans cesse. Ça mélange aussi bien l’histoire, la géographie, l’ethnologie que la sociologie », précise de son côté Estérelle Payany, qui critique trois restaurants par semaine pour Télérama Sortir. Et chroniquer, c’est aussi savoir s’oublier et écrire pour les autres. « Il faut être à l’écoute des attentes des lecteurs, se demander quel restaurant plaira à quelle personne, savoir qu’il n’y a pas de goût universel et réussir à distinguer nos goûts personnels de la cohérence des goûts d’un cuisinier, ce sont deux choses complètement différentes », poursuit Estérelle Payany. Et Matthieu Jauniau de soulever lui aussi cette question centrale : « Les lieux mondains, ça n’est pas mon truc. Or nous avons une rubrique « Voir et se faire voir » dans Le Fooding. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne serais jamais allé dans ce genre de restaurants. Il faut savoir manger pour autrui, on pourrait appeler ça l’objectivité subjective », analyse-t-il.

Crédits : DR - FB/Gilles PudlowkiCritique gastronomique, c'est de la pratique !

De la curiosité et de l'humilité ?

Culture solide et belle écriture sont donc deux qualités requises pour exercer le métier de critique gastronomique. Mais que faut-il d'autre ? « Il faut oser ne pas aller dans le sens du vent, souligne Gilles Pudlowski, les critiques de cinéma ne doivent pas hésiter à dire que Midnight in Paris est un navet, c’est pareil pour la gastronomie. Il faut dire que chez Papillon [le nouveau restaurant phénomène de Christophe Saintagne, ouvert en février dernier, ndlr.], il y a un problème de décor et un service pas rodé. Et il faut aussi oser décerner des lauriers à des restaurants peu connus. Je suis allée chez Plume, dont on parle peu, rue Pierre Leloux, c’était beaucoup mieux que Papillon », tranche notre critique.

Et puis ? « Une forme d’humilité parce qu’il ne faut surtout pas y aller pour exercer le pouvoir qu’on peut nous prêter », ajoute Matthieu Jauniau. « De la curiosité et de l'enthousiasme ! », renchérit Yves Nespoulous. « Et une sacrée santé pour pouvoir manger n’importe quoi et voyager beaucoup », conclut Gilles Pudlowski. « Ce mois-ci, je l’ai passé entre Casablanca, Megève, et Saint-Émilion. »

Tous les chemins de traverse mènent à la critique

Ce métier multi-facettes, tous y sont parvenus par des voies insoupçonnées. Prenons le cas de Matthieu Jauniau, chroniqueur pour le Fooding : « Je faisais des études d’arts plastiques, le hasard a fait que je suis allé manger chez Olivier Roellinger. Par curiosité, avec tous les préjugés que j’avais sur les grandes tables. J’ai pris une claque comme devant un très bon film. J’y suis retourné, je suis allé chez Michel Bras, j’ai commencé à passer tout mon argent là-dedans. Et puis je suis allé au Chateaubriand d’Iñaki Aizpitarte, l’expérience a été tellement forte que j’ai écrit ce que j’avais ressenti pendant le repas et que j’ai donné le texte au chef, qui l’a trouvé très précis. » Arriver à mettre des mots sur ce que les chefs ont voulu faire, voilà un talent qui a du poids. Quelques années plus tard, Matthieu Jauniau est donc prof d’art plastique… et chroniqueur au Fooding. « Il n’y a pas de diplôme de critique », confirme Estérelle Payany, juste une tradition d’écriture. Gilles Pudlowski - passé par Sciences Po - ne dira pas le contraire.

Qui paie l'addition ?

Et en pratique, doit-on vivre caché pour être critique ? Pas nécessairement. « Le seul dont le grand public ne connaisse pas la tête est François Simon, mais il y a des trombinoscopes dans les cuisines, il est connu de nombre de professionnels », explique Estérelle Payany. « À l’heure des réseaux sociaux, il est assez illusoire de vouloir garantir son anonymat », avoue-t-elle. Elle privilégie tout de même les photos de dos sur les réseaux sociaux et, au restaurant, a recours à quelques ruses pour passer pour une cliente lambda. « Être une femme est un grand avantage en fait, on change plus facilement de tête avec une coiffure, un maquillage ou un look un peu particulier d’une fois à l’autre… Et je visite toujours les restaurants de façon anonyme, vive les pseudonymes ! » Gilles Pudlowski, lui, ne s’embarrasse pas de ce genre de subterfuge : « Il y a ma gueule partout. De toute façon, le talent ne viendra pas au chef s’il vous a reconnu ». Et au Fooding ? « Les chroniqueurs travaillent incognito », explique Yves Nespoulous. Et son collègue Matthieu Jauniau de détailler : « On ne dit rien, on prend un faux nom. Si on veut un renseignement supplémentaire, on demande, mais à la fin. Pour être sûr d’être traité comme tout le monde, c’est important d’être discret, un peu nigaud même. Si on a l’air de tout connaître, ils font gaffe et quand on s’annonce, on est sûr d’avoir le poisson le mieux cuit », s’amuse-t-il.

Pour l’addition, « je paie, la rédaction me rembourse. C’est la garantie d’une démarche honnête qui n’hésitera pas à émettre les réserves nécessaires quand il le faut. Et c’est l’honnêteté même vis-à-vis du restaurateur, dont l’affaire doit tourner », reconnaît Estérelle Payany. Même son de cloche du côté du Fooding : « Le Fooding paie toutes ses additions, qui sont publiées sur son site Web en regard de la chronique. C'est là, la condition de sa liberté, de son indépendance et de sa crédibilité. Nous n'avons jamais dérogé à cette règle », indique Yves Nespoulous. Pour Gilles Pudlowski, la ligne de conduite est différente et sans doute un peu plus à l’ancienne : « En général, les grandes tables invitent, les petites facturent ». Et le critique d’assurer que cela n’entrave en rien sa franchise. Sur son blog, la rubrique « Les chuchotis du lundi » est sponsorisée par le grossiste alimentaire Métro, une façon plutôt futée de financer les gueuletons qu’il chronique...

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