Alain Ducasse au cinéma : "Où que j’aille, j’essaie d’être un acteur"
Par Marie Cloupet - 9 oct. 2017
Reportage

Qu'est-ce qui fait courir Alain Ducasse ? Après deux ans à le suivre, caméra à l'épaule, le réalisateur Gilles de Maistre apporte des éléments de réponse le 11 octobre prochain avec son documentaire "La Quête d'Alain Ducasse". Nous avons rencontré le chef aux 18 étoiles Michelin dans le potager de la reine à Versailles, où poussent les fruits et légumes qui arriveront sur les tables du restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée.

Vous qui êtes plutôt secret, qu’est-ce qui vous a fait accepter la proposition du réalisateur Gilles de Maistre ?

J’ai accepté en discutant avec Gilles, au moment où j’ai compris que ce film permettait de raconter ce que je vois, et de porter des choses à la connaissance de clients ou de spectateurs. Où que j’aille dans le monde, je m'intéresse au sourcing des produits, je réfléchis à ce que je peux faire de ce que je sais. Où que j’aille, j’essaie d’être un acteur et le film raconte bien cette histoire. Finalement, on a fait un joli bout de chemin et j’espère qu'il plaira. **Le film relate ce que je vois, et raconte mes rencontres d’hommes et de femmes **partout sur la planète qui ont un intérêt de faire bien, avec passion, leurs métiers d’artisans, de pêcheurs, d’éleveurs, de ramasseurs de cacao.

Aujourd’hui on est dans le potager de la reine à Versailles, c’est aussi dans ce jardin que débute le film. Qu’est-ce qu’un lieu comme celui-ci raconte de vous ?

Il est 11 heures 30. Il y a cinquante ans, à cette heure-ci, ma grand-mère demandait : alors qu’est-ce qu’on mange ? Elle travaillait à la ferme, n'avait pas de temps. On allait au jardin, on regardait ce qu’il y avait à ramasser. C’était avec un bout de lard fondu du cochon de la ferme, trois pommes nouvelles, les derniers haricots verts ou blancs, un oignon émincé… C’était une cuisine végétarienne le long de la semaine. Le week-end, une volaille qui avait gambadé dans la ferme, un lapin… Je n’ai pas de mérite si ce n’est que cinquante ans plus tard, j’ai le luxe de pouvoir accéder au même niveau d’excellence de produits dont le goût originel reste gravé dans mon disque dur, durablement. Je veux continuer à découvrir des hommes et des femmes qui font les choses bien. Dans les images filmées par Gilles on ne voit pas de producteur de café, je suis allé le rencontrer entre temps. C’est sans cesse une quête et je n’assouvis jamais ma curiosité. Elle est toujours affûtée et aiguisée pour me nourrir.

Justement, dans le film on vous voit en permanence toucher des aliments, les sentir, les goûter. Qu’est-ce qui maintient cette curiosité en éveil ?

La perspective de goûter quelque chose que je n’ai jamais goûté, d’imaginer que je vais pouvoir un jour le cultiver à Paris. On a ramené des graines du bout du monde. Il y a quelques jours Romain Meder (le chef du Restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée) a reçu quelques herbes que le jardinier, Mehdi Redjil, avait plantées… On ne sait pas encore ce qu’on va en faire, mais on va en faire quelque chose ! Dans ce jardin,** on utilise tout ce qui pousse au-dessus de la terre, mais aussi tout ce qui pousse en-dessous**. On presse en jus, on cuit, on met en conserve… Je suis un passionné de racines d’endives : on les emballe et on les cuit à la braise, en utilisant tout le produit. L’objectif est de faire aimer l’amer à nos clients. L’amer ou l’acide, ce ne sont pas des goûts publics. 95% des enfants qui habitent cette planète aiment le gras et le sucre. Nous,** on a décidé de mettre en avant l’amer, l’acide, l'astringence, de cultiver la différence, l’aspérité**. Dans ce monde globalisé, googlisé, où on mange tous la même chose, on veut créer l’envie d’aller découvrir des goûts qui ne sont pas habituels. Et là, autour de nous, si on fait le tour du jardin,à cuit, à cru, pressé... on a tous les goûts.

Vous parlez d’aspérités, le mot revient à plusieurs reprises dans votre bouche durant le film. Est-ce que c’est aussi l’un des objets de votre quête de cuisinier ?

Il y a une telle compétition en France et dans le monde, le niveau culinaire est très élevé. L’idée n’est pas de courir dans le même sens, mais de créer des différences, des aspérités et des accidents. Dans un monde trop parfait, il n’y a aucun intérêt. On a beaucoup d’excellents restaurants à Paris et ailleurs, l’idée c’est de proposer autre chose. Décider, avec Romain Méder, de dessiner un univers culinaire qui s’appelle la naturalité, c’est à dire de nourrir avec des légumes, des céréales, des poissons de pêche durable, et d’en faire de la haute cuisine, et d’en faire des repas d’excellence cela demande un grand travail. C’est le choix qu’on a fait : moins de gras, moins de sel, moins de sucre, moins de protéines animales. Et avec ça, on a quand même fait un grand restaurant.

C’est aussi un message que porte le film ?

Oui. On peut penser que ces produits sont modestes et que l’attente du consommateur classique, c’est de terminer un repas avec une très belle viande. Au début, dire que la haute gastronomie pouvait se satisfaire de barrer viandes et volailles était difficile. Il faut compenser par le travail, et en osant proposer un cheminement de découvertes gustatives différentes. Et se nourrir différemment parce que c’est bon pour la planète. On n’est pas les seuls à porter ce message. Et il se répand comme une traînée de poudre.

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